JEAN-PAUL MARAT (13)

Publié le par N.L. Taram

 
Les Chaînes de l'esclavage
Avilir les peuples.
 
Ouvrage destiné à développer les noirs attentats des princes contre le peuple ; les ressorts secrets, les ruses, les menées, les artifices, les coups d'état qu'ils emploient pour détruire la liberté, et les scènes sanglantes qui accompagnent le despotisme.
 
PAR J.P. MARAT, L'AMI DU PEUPLE
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Impatiens freni.
(Page 254 à 262)
 
 
Avilir les peuples.
 
Une fois qu'on a distrait et séduit les esprits, on s'efforce de les avilir.
 
L'activité, la frugalité, le désintéressement, la vigilance, l'amour de la gloire et de la patrie, voilà les vertus au moyen desquelles les peuples conservent leur liberté : aussi les princes qui aspirent au despotisme, travaillent à leur en faire perdre le goût.
 
Pour assujettir les Spartiates, Philopemon les contraignit d'abandonner la manière mâle dont ils élevaient leurs enfants (I) ; il les livra à la mollesse, et bientôt il parvint à éteindre en eux cette grandeur d'âme, cette élévation de cœur qu'il redoutait si fort.
 
Après avoir réuni la principauté de Galles à ses états, Edouard  I, convaincu que rien ne contribuait davantage à nourrir l'amour de la liberté de ses nouveaux sujets que le récit poétique de leurs exploits, qu'ils avaient coutume de chanter dans leurs fêtes martiales, fit une exacte perquisition de tous les poètes Gallois, et les condamna à mort [1].
 
De nos jours, les Anglais n'ont-ils pas, dans la même vue, obligé les Écossais de quitter leur habillement national, et de renoncer à leurs fêtes civiques ?
 
Mais il est rare que les princes emploient la violence pour avilir leurs sujets : c'est à l'adresse qu'ils ont communément recours. Ils font construire des théâtres, des cirques, des salles de récréation, des casinos, des redoutes : ils encouragent [2] les talents propres à amuser le peuple et à fixer son inconstance : ils protègent ceux qui les cultivent, ils pensionnent des acteurs, des musiciens, des baladins, des histrions ; et bientôt le citoyen entraîné vers les plaisirs, ne pense plus à autre chose.
 
Cyrus, ayant appris que les Lydiens s'étaient révoltés, ne voulant pas saccager leurs villes, moins encore y mettre de fortes garnisons, s'avisa d'y établir des jeux publics, des tavernes, des lieux de débauche [3] : dès lors il ne fut plus dans le cas de tirer l’épée contre ces peuples.
 
Ceux qui gouvernaient à Athènes, faisaient une dépense prodigieuse pour l'entretien des théâtres.
 
À Rome, les empereurs donnaient souvent des [4] spectacles au peuple : bientôt le goût de ces plaisirs dégénéra en passion, corrompit les mœurs des citoyens, et leur fit perdre jusqu'à l'idée de la liberté.
 
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[1]      Sir J. Vynne, page 15. Hume, hist. d'Angleterre.
[2]    Quelques princes ont même poussé la fureur jusqu'à persécuter ceux qui entreprenaient de faire rentrer le peuple en lui-même. Charles I ne fit-il pas condamner par la chambre étoilée, Phrinne à un supplice cruel, pour avoir écrit contre la passion du théâtre !
[3]    Hérod. L. I.
[4]    Auguste introduisit à Rome la pantomime, et les Romains furent si charmés de ce nouveau genre de divertissement, que le goût en devint général, passa de la capitale dans les provinces, et s'y soutint jusqu'au démembrement de l'Empire.
            La passion des Romains pour la pantomime fut portée jusqu'au délire. Partagés entre Pilade et Batille, mimiques fameux, ils formèrent de puissantes cabales. Ces cabales dégénérèrent en factions : elles voulurent se distinguer, et elles prirent des couleurs, comme avaient fait les bleus et les verts pour ceux qui conduisaient les chars dans les courses du cirque.
            En proie aux factieux, Rome fut agitée de troubles si violents, que pour rétablir la paix, les empereurs prirent souvent le parti de renvoyer les histrions : mais ils eurent toujours soin de les rappeler, lorsqu'ils voulurent faire passer quelque projet contre la liberté publique. Suidas et Zozime.
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Dans la vue d'amollir le courage des Anglais, les princes de la maison de Stuart encouragèrent le goût des plaisirs.
 
Jacques I leur fit construire de vastes théâtres ; et bientôt les mascarades, les farces et les bals devinrent leur principale affaire.
 
Durant le règne de Charles I, la fureur des spectacles était si grande, que cinq théâtres toujours ouverts, ne suffisaient pas pour le peuple de Londres [1].
 
Par-tout les princes ont soin d'inspirer à leurs sujets le goût des spectacles. On n'imagine pas combien cet artifice leur réussit ? Une fois que le peuple a pris le goût de ces amusements, ils lui tiennent lieu de tout, il ne peut plus s'en passer, et jamais il n'est si à craindre que lorsqu'il en est privé. La guerre civile de 1641 ne commença en Angleterre, que lorsque les théâtres furent fermés.
 
Que dis-je ? on à vu des peuples opprimés demander au prince [2] des spectacles, comme le seul remède à leurs maux.
 
Ainsi les jeux, les fêtes, les plaisirs [3], sont les appas de la servitude, et deviennent bientôt le prix de la liberté, les instruments de la tyrannie.
 
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[1]    Phrinnés histria mastix. page 5.
[2]    Les Romains, après la destruction de la république. Les habitants de Trèves, après le sac de leur ville, etc.
[3]    Je ne connais que les Grecs, à l'exception des Athéniens, chez qui le théâtre et les jeux publics ne tendaient pas à ce but. Aussi appelaient-ils les poètes dramatiques, les conservateurs des villes.
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Si, joint à ce goût pour la frivolité et la dissipation qu'inspire le théâtre, les pièces qu'on joue [1] sont tissus de sentiments relâchés, de maximes rampantes, d'adroites flatteries pour les personnes constituées en dignité : si on y fait l'éloge des vices ou des folies des princes régnants, comme dans ces pastorales allégoriques qu'on représentait à la cour de Charles I et de Louis XIV : alors le théâtre devient une funeste école de servitude. Au lieu de nous montrer des hommes et des sages, les défenseurs de l'état, les bienfaiteurs de la patrie, on ne nous montre que des amants, des fous, des fats, des coquettes, des fripons, des dupes, des maîtres insolents et de bas valets. Au lieu de dévoiler les noirs complots des mauvais princes, leurs trames perfides, leurs crimes atroces ; on ne dévoile que des intrigues d'amour, des tracas­series de ménage, des aventures de boudoir. Au lieu d'en faire une école de vertu on en fait une école de mauvaises mœurs. Que si de temps en temps, on donne quelques bonnes pièces, la farce qui les suit en détruit ordinairement l'impression. Les sages réflexions qu'elles ont fait naître, sont effacées par les turlupinades d'un bouffon ou les tours d'une soubrette : les nobles sentiments qu'elles ont excités s'exhalent en risées et l'auditoire est congédié en folâtrant [2].

 

 
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[1]      Les Anglais avaient trouvé l'art de tourner cet artifice contre sa fin, en mettant au théâtre des pièces remplies de grandes idées de liberté, de vifs sentiments pour la patrie. Mais chez eux la corruption du siècle s'est enfin répandue dans tous les rangs. À part un petit nombre de citoyens qui ont encore des mœurs et la tête saine, le goût des amusements S'est emparé de tous les cœurs ; et dans l'avilissement où ils sont tombés, ils n'ont plus qu'une froide admiration pour l'héroïsme, la vertu ne les touche plus. Dépravés eux-mêmes ou vils complaisants du publie, leurs auteurs dra­matiques se sont pliés au goût dominant, et à leur honte éternelle ils ne travaillent qu'à le corrompre toujours plus.
[2]      Dira-t-on que c'est attribuer trop d'influence aux représentations théâtrales ? Mais qu'on y réflé­chisse un peu, ces maisons de récréation publique sont le seul endroit en Angleterre où il ne soit pas permis à un auteur hardi d'exposer librement ses idées, le seul endroit où une grande âme ne puisse pas faire éclater ses sentiments : le prince ayant eu grand soin de réserver à ses ministres l'examen des pièces qui doivent être représentées devant le public.
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