T’AS DE BEAUX YEUX TU SAIS
Un jeu d'écritures proposé par notre ami Matthieu, inspiré par le film "Quai de brumes" et surtout les dialogues entre Jean Gabin et Michèle Morgan
Le quai des brumes du Nord
Tu sais moi les phrases...
Je préfèrerais qu’on me pose pas de questions.
Á vous, j’peux le dire. Je me vois plus suivre les ordres absurdes, passer l’éponge sur les crimes racistes des camarades. Si je sais ce que je fuyais à l’époque, je me reconnais plus dans la coloniale, pour moi, tout ça c’est fini. Ils me reverront plus. Je me suis fais la malle en permission, direction le port de Cherbourg, finalement ce sera le Havre, pour essayer de quitter la France, ce beau pays des droits de l’Homme surtout s’il est blanc. Je veux me faire oublier, loin d’ici, après on verra, peut-être qu’une autre vie est possible, qui sait, même un peu désabusée.
J’erre, je cherche un refuge dans la nuit et, au grès des rencontres, atterrit dans une baraque au bout des quais. Dans la pièce une femme, à la fenêtre. Elle se retourne.
Je cache mon trouble en la prenant de haut. Sans doute une catin à cette heure, à quoi bon parler, j’ai faim, je tangue de fatigue alors je vais faire honneur au saucisson que l’aimable tenancier de cette gargote m’a confié. Sans la regarder, la bouche pleine, je la questionne, la titille, ça occupe.
Elle a du cran cette petite. Prudente mais avec du caractère. Je relève la tête, elle ne baisse pas le regard. La spontanéité, l’innocence presque, malgré je le sens les coups-bas qu’elle a déjà dû encaissés, ça force le respect. Une jeune et belle femme, c’est comme un homme libre j’me dis, des tas de gens doivent vouloir les emmerder.
Le soleil se lève, il faut partir.
Tiens, je vois débouler une petite frappe, son larbin de service et un gros lard, dans sa voiture de parvenu, ça sent l’embrouille. Ils se rapprochent et accostent Nelly. Je ronge mon frein mais au final ça m’démange de trop.
Après vous imaginez, j’aime pas être violent devant une dame, mais ces messieurs insistaient.
Un soir, on s’est donné rendez-vous. Un endroit discret derrière la fête foraine. J’avais quitté l’uniforme et dans mes nouveaux habits, je me sentais mieux. Hasard des circonstances, moi qui n’avais jamais eu de veine, un artiste incompris me servait ses papiers clefs en main, préférant la Manche à l’expressionnisme. Me restait plus qu’à faire des photos d’identité, discrètement, après une photo de nous, ça Nelly y tenait.
- T’as pas faim ?- Non, j’ai envie de rien, j’suis bien. Vous pouvez pas savoir comme je suis bien quand je suis avec vous ! Je respire, je suis vivante ça doit être comme ça quand on est heureux.- Tout ce que tu dis [...] tu dirais ça à un autre que moi je trouverais ça idiot mais que tu me le dises comme ça à moi, ben, c’est marrant mais ça me fait plaisir.- Nelly ...- Embrasse-moi encore !Peut-être me trouverais-je enfin, là -bas ? J’entends les machines et les bateaux partent à l’heure.
J’ai un pressentiment. Il y a la douleur et la culpabilité de partir, de quitter Nelly mais y aurait-il autre chose ? Une chose qui me pousse sans aucun doute à prendre la pire décision de ma vie. Ils ont retrouvé le corps d’un homme dans le port, mon uniforme pas loin, ficelé sur une pierre, je n’aurai peut-être plus une si belle occasion de quitter ce pays et mon passé avec, mais je dois y aller, quitter ce paquebot, à deux doigts de larguer les amarres.
Dans la boutique de son tuteur, j’entends ses cris, il la menace car elle a tout compris, ce vieillard jaloux a tué son ancien ami. J’ai juste le temps de prendre une brique et d’assommer cette ordure. Je reste hébété. Les emmerdes je connais bien mais là, j’y suis jusqu’au cou.
Que faire maintenant ? Nelly me pousse fébrilement dehors, elle me suit. Comme s’il était encore possible de nous sauver.
En sortant de l’échoppe, une voiture m’attend. Courageusement le voyou d’opérette que j’avais giflé m’abat d’une bonne rafale. Finalement, les yeux de Nelly sont la dernière chose que je verrai sur Terre.
Jean, Matthieu