FÊTE NATIONALE
Jean-Pierre Houël (1735-1813), aquarelle réalisée en 1789, BNF
Jean-Paul Marat, les Chaînes de l'esclavage
Dénaturer les noms des choses.
Peu d'hommes ont des idées saines des choses, la plupart ne s'attachent même qu'aux mots. Les Romains n'accordèrent-ils pas à César, sous le (1) titre d'empereur, le pouvoir qu'ils lui avaient refusé sous celui de roi.
Abusé par les mots, les hommes n'ont pas horreur des choses les plus infâmes, décorées de beaux noms ; & ils ont horreur des choses les plus louables, décriées par des noms odieux. Aussi l'artifice ordinaire des cabinets est il d'égarer les peuples en pervertissant le sens des mots ; & souvent des hommes de lettres avilis ont l'infamie de se charger de ce coupable emploi.
En fait de politique, quelques vains sons mènent le stupide vulgaire, j'allais dire le monde entier. Jamais aux choses leurs vrais noms. Les princes, leurs ministres, leurs agents, leurs flatteurs, leurs valets, appellent art de régner celui d'épuiser les peuples, de faire de sottes entreprises, d'afficher un faste scandaleux, & de répandre partout la terreur ; politique, l'art honteux de tromper les hommes ; gouvernement, la domination lâche & tyrannique ; prérogatives de la couronne, les droits usurpés sur la souveraineté des peuples ; puissance royale, le pouvoir absolu ; magnificence, d'odieuses prodigalités ; soumission, la servitude ; loyauté, la prostitution aux ordres arbitraires ; rébellion, la fidélité aux lois ; révolte, la résistance à l'oppression ; discours séditieux, la réclamation des droits de l'homme ; faction, le corps des citoyens réunis pour défendre leurs droits ; crimes de lèse-majesté, les mesures prises pour s'opposer à la tyrannie ; charges de l'état, les dilapidations de la cour & du cabinet ; contributions publiques, les exactions ; guerre & conquête, le brigandage (2) à la tête d'une armée, art de négocier, l'hypocrisie, l'astuce, le manque de foi, la perfidie & les trahisons ; coups d'état, les outrages, les meurtres & les empoisonnements ; officiers du prince, ses satellites ; observateurs, ses espions ; fidèles sujets, les suppôts du despotisme ; mesure de sûreté, les recherches inquisitoriales ; punition des séditieux, le massacre des ennemis de la liberté. Voilà comment ils parviennent à détruire l'horreur qu'inspire l'image nue des forfaits & de la tyrannie.
Préjugés stupides
Je ne sais ce qui doit le plus
surprendre, de la perfidie des princes, ou de la stupidité des peuples.
Non seulement cette extrême facilité du peuple à être ébloui par le faste, la pompe, les grandes entreprises, la bonne fortune & les qualités brillantes des princes contribuent à sa servitude : mais ces sots préjugés sont souvent des titres dont il laisse jouir les tyrans.
Le vulgaire mesure sa vénération sur la puissance, & non sur le mérite ; il méprise les monarques qui ne sont pas (3) absolus, & il révère les despotes. Obéir sur le trône est pour lui un ridicule insoutenable ; il n'est frappé que de la grandeur d'une autorité sans bornes, & il n'admire que l'excès du pouvoir.
Un roi n'est-il pas tout-puissant ? Les peuples le méprisent : souverain sans pouvoir, esclave couronné, tels sont les titres qu'ils lui donnent. Ce n'est que lorsqu'il peut les faire gémir qu'ils commencent à le révérer : souvent même, loin de s'opposer à ses entreprises pour devenir absolu, ils se disputent à l'envie le malheur d'être soumis à un despote.
Les vues du cabinet doivent être cachées ; on ne saurait les divulguer sans découvrir les secrets de l'état, & faire échouer ses entreprises : d'où l'on infère que toute la gloire des peuples consiste dans l'obéissance aveugle aux ordres du gouvernement.
Le roi ayant le droit de nommer ses ministres, on en conclut que le peuple n'a pas le droit de leur résister (4).
Certains peuples ont la sotte prévention (5) de croire que la gloire du prince consiste dans la dépendance servile des sujets : d'autres se piquent du faux honneur d'une (6) loyauté à toute épreuve pour leurs maîtres ; & c'est la folie de chaque nation de vanter la sagesse de ses lois. Sottes maximes, préjugés stupides destructeurs de la liberté !
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(1) La preuve qu'ils ne crurent jamais avoir fait ce qu'ils venaient de faire, c'est que lorsque César essaya de se faire poser le diadème sur la tête, ils cessèrent leurs acclamations.
(2) La grandeur du crime est la seule différence qu'il y ait entre un conquérant & un brigand : toutefois nous respectons ceux qui volent à la tête d'une armée, & nous méprisons ceux qui volent à la tête d'une simple bande ; telle est même la fausseté de nos idées, que nous n'avons aucune autre règle pour distinguer un criminel d'un héros. De-là le mépris que nous avons pour les petits délinquants, & l'admiration que nous avons pour les grands scélérats ; mais c'est du crime que doit être tirée leur distinction. Camille, Scévola, André Doria s'immolant pour leur patrie, sont des héros ; mais Alexandre & César n'étaient que d'atroces malfaiteurs au-dessus de la crainte du supplice.
(3) Le sénat Romain ne fut plus respecté dès que sa puissance fut partagée.
Le Czar gouverne ses états avec un sceptre de fer : arbitre de la vie & de la mort, sa volonté est sans appel. Cette autorité sans bornes, loin d'être odieuse à ses sujets, semble être fort de leur goût. Plus le prince a de pouvoir, plus ils le croient près de la divinité. Quand on interroge un Russe sur une chose qu'il ignore : Il n'y a que Dieu &le Czar qui le sache, répond-il à l'instant.
Et la puissance limitée des rois d'Angleterre n'est-elle pas pour les Français un chapitre intarissable de mauvaises plaisanteries ? Les Anglais eux-mêmes ne sont pas exempts de ces petitesses.
On rapporte qu'Edgar voulant aller à la chasse par eau de Chester à l'abbaye de St.-Jean-Baptiste ; obligea huit rois, ses tributaires, de conduire sa barque. Les historiens Anglais sont charmés de compter dans le nombre Kennal, roi d'Écosse, & les historiens Écossais s'opiniâtrent à nier ce fait. Hume, hist. d'Angl.
(4) La maxime des Tories.
(5) Les Français sont tellement imbus de ces préjugés, qu'ils ne considèrent jamais dans les entreprises publiques que la gloire du monarque.
(6) Les Castillans se piquent d'une fidélité inviolable pour leur roi. Lorsque l'empereur Joseph voulut détrôner Philippe V, & que ses armes firent proclamer dans Madrid l'archiduc roi d'Espagne, personne ne répondit aux acclamations de la soldatesque ; les paysans & les citadins assommaient a la brune les soldats qu'ils rencontraient ; les chirurgiens empoisonnaient les blessés dans les hôpitaux , les courtisanes infectaient à dessein les vainqueurs ; les curés &les paroissiens s’enrégimentaient d'eux-mêmes, & volaient au secours de Philippe ; les évêques se mettaient à la tête des moines, & jusqu'aux femmes combattaient pour leur roi. Abr. chron. de l'hist. d'Esp.