JEAN-PAUL MARAT (11)
Jean-Paul Marat, les Chaînes de l'esclavage
Des Nations amies de la pauvreté
(page 27 à 30)
Quand l'éducation n'a pas élevé l'âme, & que le mépris de l'or n'est pas inspiré par le gouvernement, la pauvreté abat le cœur & le plie à la dépendance, qui mène toujours à la servitude. Comment des hommes avilis par leur misère, connaîtraient-ils l'amour de la liberté ? Comment auraient-ils l'audace de résister à l'oppression, & de renverser l'empire des hommes puissants devant lesquels ils se tiennent à genoux ?
Lorsque l'amour de la pauvreté est inspiré par les institutions sociales, c'est autre chose.
Tant que les richesses de l'état se trouvent bornées à son territoire, & que les terres sont partagées à peu près également entre ses habitants, chacun a les mêmes besoins & les mêmes moyens de les satisfaire ; or les citoyens, ayant entres eux les mêmes rapports, sont presque indépendant les uns des autres : position la plus heureuse pour jouir de toute la liberté, dont un gouvernement soit susceptible.
Mais lorsque par une suite de rapines & de brigandages, par l'avarice des uns & la prodigalité des autres, les fonds de terre sont passés en peu de mains, ces rapports changent nécessairement : les richesses, cette voie sourde d'acquérir la puissance, en deviennent une infaillible de servitude ; bientôt la classe des citoyens indépendant s'évanouit, & l'état ne contient plus que des maîtres & des sujets.
Les riches cherchant à jouir, & les pauvres à subsister, les arts s'introduisent pour leurs besoins mutuels, & les indigents ne sont plus que des instruments du luxe des favoris de la fortune.
Amollis par des professions sédentaires & le luxe des villes, les artisans, les artistes & les marchands, avides de gain, deviennent de vils intrigants, dont l'unique étude est de flatter les passions des riches, de mentir, de tromper (1) ; & comme ils peuvent jouir partout des fruits de leur industrie, ils n'ont plus de patrie.
A mesure que la population s'accroît, les moyens de subsistance deviennent moins faciles, & bientôt l'état n'est plus composé que d'une vile populace (2), que quelques hommes puissant tiennent sous le joug.
Aussi n'est-ce que chez les nations qui eurent la sagesse de prévenir les funestes effets du luxe, en s'opposant à l'introduction des richesses & en bornant la fortune des citoyens, que l'état conserva si longtemps la vigueur de la jeunesse.
Chez ces nations, les mœurs étaient sévères, les goûts épurés & les institutions sublimes.
La gloire, source féconde de ce que les hommes firent jamais de grand & de beau, y était l'objet de toutes les récompenses, le prix du mérite en tout genre, le salaire de tous les services rendus à la patrie.
C'était aux jeux olympiques, devant (3) la Grèce assemblée, que le mérite littéraire était couronné. Un seul parmi une foule immense de candidats recevait la couronne, & la gloire dont il était couvert rejaillit toujours sur ses parents, ses amis, sa patrie, son berceau.
Les grands hommes étaient entretenus aux dépens de l'état, on leur dressait des statues, on leur élevait des trophées, on leur décernait des couronnes (4) ou des triomphes, suivant qu'ils avaient bien mérité de la patrie.
Le souvenir des grandes actions était conservé par des monuments publics, & le héros (5) y occupait la place la plus distinguée.
A ce sublime ressort qu'employèrent avec tant de succès quelques peuples de l'antiquité, que substituent les nations modernes ? L'or ? mais l'or est le salaire d'un flatteur, d'un baladin, d'un histrion, d'un mercenaire, d'un valet, d'un esclave. Ajoutez-le à ces récompenses divines, au lieu d'en relever le prix, vous ne ferez que les avilir, & la vertu cessera d'en être avide.
Tant que les nations amies de la pauvreté conservèrent leurs institutions politiques, la liberté régna (6) dans l'état ; & elle y aurait régné aussi longtemps que le soleil éclairera le monde, si elle n'avait pas eu à redouter le bouleversement des empires par l'ambition de leurs chefs.
(1) Aussi les romains regardaient-ils les arts de luxe & le commerce, comme des professions d'esclaves.
(2) C'est ce qu'on vit arriver à Sparte, par l'introduction du luxe. Sous Licurgue, on y comptait trente mille citoyens. Sous Agis & Cléomenes, à peine y en avait-il sept cent. Plut. vie de Cléomenes.
(3) Tout ce que la Grèce renfermait d'hommes illustres, les lettrés, les nobles, les magistrats, les ambassadeurs, les princes, les grands capitaines étaient juges du mérite, & décernaient le prix.
(4) Pour prix de la liberté qu'il venait de rendre à Athènes, Trazibule reçoit une couronne de deux branches de laurier.
(5) Pour prix de la victoire de Marathon, Miltiades obtient d'être représenté dans l'endroit le plus apparent du tableau qui serait fait de la bataille.
(6) Les Spartiates se maintinrent libres, tant qu'ils chérirent la pauvreté ; ils furent asservis dès qu'ils connurent les richesses et les vices qu'elles engendrent. De même Rome vit entrer dans ses murs la servitude avec l'or des peuples qu'elle avait dépouillés.