JEAN-PAUL MARAT (3)
Jean-Paul Marat, les Chaînes de l'esclavage
Sottise des peuples
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Sottise des peuples
(pages 259 à 261)
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Laissons-là les louanges prodiguées, aux Alexandre, aux César, aux Charles-Quint ; & parmi cent d'autres exemples que fournit Histoire, bornons-nous à celui de Louis XIV, ce comédien magnifique, que tant de courtisans, tant de poètes , tant de rhéteurs , tant d'histrions , ont bassement prôné ; que tant de fats ont stupidement admiré, cc dont la mémoire , flétrie par les vrais sages , doit être en horreur à tout homme de bien.
Un bon prince doit toujours se proposer le bonheur des peuples : mais qu’on examine la conduite de ce monarque. Durant le long cours de son règne, il ne s'étudia jamais qu'à chercher ce qu’il pourrait entreprendre pour sa gloire : tous ses désirs tous ses discours, toutes ses actions ne tendirent qu’à faire parler de lui : déplorable manie à laquelle le royaume fut sans cesse sacrifié !
Au lieu d'administrer avec sagesse les revenus publics , il les prodiguait à ses créatures , à ses favoris, à ses maîtresses, à ses valets; il les utilisait en bals, en spectacles , en tournois , en fêtes, il les consommait à faire des jeux d'eau, a bâtir des palais , à transformer des montagnes, à forcer la nature : au lieu de laisser ses sujets jouir en paix du fruit de leurs travaux , il immolait au vain titre de conquérant leur repos, leur bien-être, leur vie même ; & tandis qu’il disputait à l’ennemi de nouveaux lauriers, il les faisait périr de faim au milieu de ses victoires (1).
Que dis-je ? Pour satisfaire ces caprices, son fol orgueil, ses besoins toujours renaissants ; il ne se contenta pas d'épuiser le produit des années passées, il ruina l’espérance des années à venir, il greva l’état (2).
Voyez-le enivré de la gloriole de commander; faire tout plier sous son bras, renverser tout ce qui s'opposait à ses volontés, &, pour montrer jusqu'où allait son pouvoir, porter la tyrannie jusques dans les cœurs, armer une brutale (3) soldatesque contre une partie de ses sujets, & livrer à mille rigueurs quiconque d'entres eux refusait de trahir le devoir.
Il érigea en faveur du public quelques monuments d’ostentation, jusqu'ici tant célébrés : mais qu'on y réfléchisse un peu ; s'il eût laissé à son peuple les sommes immenses qu'ils ont coûtés, elles auraient bien autrement contribué au bonheur de l'état. Pour quelques soldats impotents nourris aux invalides, une multitude de laboureurs n'aurait pas été réduite à la mendicité. Avec l'argent qu'il leur a enlevé, ils auraient cultivé leurs champs, amélioré leur patrimoine, assuré leur subsistance, & leur malheureuse postérité ne languirait pas aujourd'hui dans l'indigence.
Pour quelques oisifs qui vont tuer le temps dans les vastes jardins de ses palais, une multitude innombrable d'ouvriers utiles n'aurait pas été réduite à de méchantes chaumières, exposée à la rigueur des saisons ; & combien de milliers de manœuvres n'auraient point péri sous des ruines ou dans des marais (4) !
II a encouragé le commerce, les arts, les lettres ; mais que font ces frivoles avantages comparés aux maux qu'il a causés ? Que font-ils, comparés aux flots de sang qu'a fait couler sa folle ambition, à la misère où son orgueil a réduit ses peuples, aux souffrances de cette foule d'infortunés qu’il a livrée aux horreurs de la famine ? Que sont-ils, comparés aux malheurs qu'entraîne la manie d'avoir toujours sur pied des armées formidables de satellites ? Manie dont il donna l'exemple; manie qui a saisi tous les états, & qui causera enfin la ruine de l'Europe entière.
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(1) En 1664, il y eut famine dans tout le royaume.
(2) A sa mort, les dettes qu'il laissa à la couronne montaient à 4.500.000.000 liv. de notre monnaie. Il dépensa pendant son règne 18.000.000.000 liv. ; ce qui fait à peu près 380.000.000 annuellement, tandis que les revenus de l’état sous Colbcrt n'allaient qu'à 117.000.000, l'excédant fut fourni en fonds d’amortissement, en papier de crédit sans valeur, en emprunts onéreux, en vente de charges de magistrature, d'emplois, de dignités, et en mille autres spéculations d'industrie.
(3) La dragonnade.
(4) Plus de dix mille manœuvres périrent dans les marais de Versailles.