LAÏCITÉ (2)
Discours de Victor Hugo à la Chambre
Le 14 janvier 1850
Je ne veux pas de la loi qu'on vous apporte.
Pourquoi?
Messieurs, cette loi est une arme.
Une arme n'est rien par elle-même, elle n'existe que par la main qui la saisit.
Or, quelle est la main qui se saisira de cette loi ?
Là est toute la question.
Messieurs, c'est la main du parti clérical. (C'est vrai. Longue agitation.)
Messieurs, je redoute cette main, je veux briser cette arme, je repousse ce projet.
Cela dit, j'entre dans la discussion.
J'aborde tout de suite, et de front, une objection qu'on fait aux opposants placés à mon point de vue, la seule objection qui ait une apparence de gravité.
On nous dit: Vous excluez le clergé du conseil de surveillance de l'État; vous voulez donc proscrire l'enseignement religieux?,
Messieurs, je m'explique. Jamais on ne se méprendra, par ma faute, ni sur ce que je dis, ni sur ce que je pense.
Loin que je veuille proscrire l'enseignement religieux, entendez-vous bien ? Il est, selon moi, plus nécessaire aujourd'hui que jamais. Plus l'homme grandit, plus l'homme doit croire.
Plus il approche de Dieu, mieux il doit voir Dieu. (Mouvement...)
... Je veux l'enseignement de l'Église en dedans de l'Église et non au dehors. Surtout je considère comme une dérision de faire surveiller, au nom de l'État, par le clergé l'enseignement du clergé.
En un mot, je veux, je le répète, ce que voulaient nos pères, l'Église chez elle, et l'État chez lui. (Oui! Oui!)
L'assemblée voit déjà clairement pourquoi je repousse le projet de loi, mais j'achève de m'expliquer.
Messieurs, comme je vous l'indiquais tout à l'heure, ce projet est quelque chose de plus, de pire, si vous voulez, qu'une loi politique, c'est une loi stratégique. (Chuchotements.)
Je m'adresse, non, certes, au vénérable évêque de Langres, non à quelque personne que ce soit dans cette enceinte, mais au parti qui a, sinon rédigé, du moins inspiré le projet de loi, à ce parti à la fois éteint et ardent, au parti clérical. Je ne sais pas s'il est dans le Gouvernement, je ne sais pas s'il est dans l'Assemblée (mouvement) ; mais je le sens un peu partout. (Nouveau mouvement.)
Il a l'oreille fine, il m'entendra. (On rit.)
Je m'adresse donc au parti clérical, et je lui dis: Cette loi est votre loi. Tenez, franchement, je me défie de vous.
Instruire, c'est construire. (Sensation.) Je me défie de ce que vous construisez. (Très bien! très bien!)
Je ne veux pas vous confier l'enseignement de la jeunesse, l'âme des enfants, le
développement des intelligences neuves qui s'ouvrent à la vie, l'esprit des générations nouvelles, c'est- à-dire l'avenir de la France. Je ne veux pas vous confier l’avenir de la France, parce
que vous le confier, ce serait vous le livrer. (Mouvement.)
Il ne me suffit pas que les générations nouvelles nous succèdent, je veux qu'elles nous continuent. Voilà pourquoi je ne veux ni de votre main, ni de votre souffle sur elles. Je ne veux pas que ce qui a été fait par nos pères soit défait par vous. Après cette gloire, je ne veux pas de cette honte. (Mouvement prolongé.)
Votre loi est une loi qui a un masque. (Bravo !)
Elle dit une chose et elle en ferait une autre. C'est une pensée d'asservissement qui prend les allures de la liberté. C'est une confiscation intitulée donation. Je n'en veux pas.
(Applaudissements à gauche.)
C'est votre habitude. Quand vous forgez une chaîne, vous dites : Voici une liberté ! Quand vous faites une proscription, vous criez : Voilà une amnistie ! (Nouveaux applaudissements.)
... Ah! nous vous connaissons ! nous connaissons le parti clérical. C'est un vieux parti qui a des états de service. (On rit.) C'est lui qui monte la garde à la porte de l'orthodoxie. (On rit.) C'est lui qui a trouvé pour la vérité ces deux étais merveilleux, l'ignorance et l'erreur. C'est lui qui fait défense à la science et au génie d'aller au delà du missel et qui veut cloîtrer la pensée dans le dogme. Tous les pas qu'a faits l'intelligence de l'Europe, elle les a faits malgré lui. Son histoire est écrite dans l'histoire du progrès humain, mais elle est écrite au verso. (Sensation.) Il s'est opposé à tout.
C'est lui qui a fait battre de verges Prinelli pour avoir dit que les étoiles ne tomberaient pas. C'est lui qui a appliqué Campanella vingt-sept fois à la question pour avoir affirmé que le nombre des mondes était infini et entrevu le secret de la création. C'est lui qui a persécuté Harvey pour avoir prouvé que le sang circulait. De par Josué, il a enfermé Galilée; de par saint Paul, il a emprisonné Christophe Colomb. (Sensation.) Découvrir la loi du ciel, c'était une impiété; trouver un monde, c'était une hérésie. C'est lui qui a anathématisé Pascal au nom de la religion, Montaigne au nom de la morale, Molière au nom de la morale et de la religion. Oh ! oui, certes, qui que vous soyez, qui vous appelez le parti catholique et qui êtes le parti clérical nous vous connaissons. Voilà longtemps déjà que la conscience humaine se révolte contre vous et vous demande : Qu'est-ce que vous me voulez ? Voilà longtemps déjà que vous essayez de mettre un bâillon à l'esprit humain. (Acclamations à gauche.)
Et vous voulez être les maîtres de l'enseignement ! Et il n'y a pas un poète, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un penseur que vous acceptiez ! Et tout ce qui a été écrit, trouvé, rêvé, déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de la civilisation, l'héritage séculaire des générations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez ! Si le cerveau de l'humanité était là devant vos yeux, à votre discrétion, ouvert comme la page d'un livre, vous y feriez des ratures ! (Oui! oui!) Convenez-en ! (Mouvement prolongé.) Enfin il y a un livre, un livre qui semble d'un bout à l'autre une émanation supérieure, un livre qui est pour l'univers ce que le Coran est pour l'islamisme, ce que les Védas sont pour l'Inde, un livre qui contient toute la sagesse humaine éclairée par toute la sagesse divine, un livre que la vénération des peuples appelle le Livre, la Bible ! En bien ! votre censure a monté jusque-là ! Chose inouïe ! Des papes ont proscrit la Bible ! Quel étonnement pour les esprits sages, quelle épouvante pour les cœurs simples, de voir l'index de Rome posé sur un livre de Dieu! (Vive adhésion à gauche.)
Et vous réclamez la liberté d'enseigner ! Tenez, soyons sincères, entendons-nous sur la liberté que vous réclamez; c'est la liberté de ne pas enseigner. (Applaudissements à gauche. Vives réclamations à droite.)
Ah ! vous voulez qu'on vous donne des peuples à instruire ! Fort bien. — Voyons vos élèves. Voyons vos produits. (On rit.) Qu'est-ce que vous avez fait de l'Italie ? Qu'est-ce que vous avez fait de l'Espagne ? Depuis des siècles, vous tenez dans vos mains, à votre discrétion, à votre école, sous votre férule, ces deux grandes nations illustres; qu'en avez-vous fait ?
Je vais vous le dire. Grâce à vous, l'Italie, dont aucun homme qui pense ne peut plus prononcer le nom qu'avec une inexprimable douleur filiale, l'Italie, cette mère des génies et des nations, qui a répandu sur l'Univers toutes les plus éblouissantes merveilles de la poésie et des arts, l'Italie, qui a appris à lire au genre humain, l’Italie aujourd'hui ne sait pas lire ! (Profonde sensation.)
Oui, l'Italie est de tous les Etats de l'Europe celui où il y a le moins de natifs sachant lire ! (Réclamations à droite. — Cris violents.)
L'Espagne, magnifiquement dotée, l'Espagne, qui avait reçu des Romains sa première civilisation, des Arabes, sa seconde civilisation, de la Providence, et malgré vous, un monde, l'Amérique; l'Espagne a perdu, grâce à vous, grâce à votre joug d'abrutissement, qui est un joug de dégradation et d'amoindrissement (Applaudissements à gauche), l'Espagne a perdu le secret de la puissance qu'elle tenait de Dieu, et, en échange de tout ce que vous lui avez fait perdre, elle a reçu de vous l'inquisition. (Mouvement.)
L'inquisition, que certains hommes du parti essayent aujourd'hui de réhabiliter avec une timidité pudique, dont je les honore. (Longue hilarité à gauche. — Réclamations à droite.) L'inquisition, qui a brûlé sur le bûcher ou étouffé dans les cachots cinq millions d'hommes ! (Dénégations à droite.) Lisez l'histoire ! L'inquisition, qui exhumait les morts pour les brûler comme hérétiques, témoin Urgel et Arnault, comte de Forcalquier. L'inquisition, qui déclarait les enfants des hérétiques, jusqu'à la deuxième génération, infâmes et incapables d'aucuns honneurs publics, en exceptant seulement, ce sont les propres termes des arrêts, ceux qui auraient dénoncé leur père ! (Long mouvement.) L’inquisition qui, à l'heure où je parle, tient encore dans la bibliothèque vaticane les manuscrits de Galilée clos et scellés sous le scellé de l'index ! (Agitation.) Il est vrai que, pour consoler l'Espagne de ce que vous lui ôtiez et de ce que vous lui donniez vous l'avez surnommée la Catholique. (Rumeurs à droite.)
Ah ! Savez-vous ? Vous avez arraché à l'un de ses plus grands hommes ce cri douloureux qui vous accuse : J'aime mieux qu'elle soit la Grande que la Catholique ! (Cris à droite. — Longue interruption. — Plusieurs membres interpellent violemment l'orateur.)
Voilà vos chefs-d'œuvre ! Ce foyer qu'on appelait l'Italie, vous l'avez éteint. Ce colosse qu'on appelait l'Espagne, vous l'avez miné. L'une est en cendres, l'autre est en ruine. Voilà ce que vous avez fait de deux grands peuples. Qu’est-ce que vous voulez faire de la France ? (Mouvement prolongé.)
Tenez, vous venez de Rome; je vous fais compliment. Vous avez eu là un beau succès. (Rires et bravos à gauche.) Vous venez de bâillonner le peuple romain; maintenant vous voulez bâillonner le peuple français. Je comprends, cela est encore plus beau, cela tente. Seulement, prenez garde, c'est malaisé ! Celui-ci est un lion tout à fait vivant. (Agitation.)
A qui en voulez-vous donc? Je vais vous le dire. Vous en voulez à la raison humaine. Pourquoi? Parce qu'elle fait le jour. (Oui! oui! — Non! non!)
Oui, voulez-vous que je vous dise ce qui vous importune ? C'est cette énorme quantité de lumière libre que la France dégage depuis trois siècles, lumière toute faite de raison, lumière aujourd'hui plus éclatante que jamais, lumière qui fait de la nation française la nation éclairante, de telle sorte qu'on aperçoit la clarté de la France sur la face de tous les peuples de l'Univers. (Sensation.) En bien, cette clarté de la France, cette lumière libre, cette lumière directe, cette lumière qui ne vient pas de Rome, qui vient de Dieu, voilà ce que vous voulez éteindre, voilà ce que nous voulons conserver. (Oui ! oui ! bravos à gauche.)
Je repousse votre loi. Je la repousse, parce qu'elle confisque l'enseignement primaire, parce qu'elle dégrade l’enseignement secondaire, parce qu'elle abaisse le niveau de la science, parce qu'elle diminue mon pays. (Sensation.) Je la repousse parce que je suis de ceux qui ont un serrement de cœur et la rougeur au front toutes les fois que la France subit, pour une cause quelconque, une diminution, que ce soit une diminution de territoire, comme par les traités de 1815, ou une diminution de grandeur intellectuelle, comme votre loi ! (Vifs applaudissements à gauche.)
Messieurs, avant de terminer, permettez-moi d'adresser ici, du haut de la tribune, au parti clérical, au parti qui nous envahit, un conseil sérieux. (Rumeurs à droite.)
Ce n'est pas l'habileté qui lui manque. Quand les circonstances l'aident, il est fort, très fort, trop fort ! (Mouvement.) Il sait l'art de maintenir une nation dans un état mixte et lamentable, qui n'est pas la mort, mais qui n'est plus la vie. (C'est vrai !) Il appelle cela gouverner. (Rires.) C'est le gouvernement par la léthargie. (Nouveaux rires.)
Mais qu'il y prenne garde, rien de pareil ne convient à la France. C'est un jeu redoutable que de lui laisser entrevoir, seulement entrevoir, à cette France, l'idéal que voici: la sacristie souveraine, la liberté trahie, l'intelligence vaincue et liée, les livres déchirés, le prône remplaçant la presse, la nuit faite dans les esprits par l'ombre des soutanes, et les génies matés par les bedeaux ! (Acclamations à gauche. — Dénégations furieuses à droite.)
C'est vrai, le parti clérical est habile; mais cela ne l'empêche pas d'être naïf. (Hilarité.) Quoi ! il redoute le socialisme ! Quoi ! il voit monter le flot, à ce qu'il dit, et il lui oppose, à ce flot qui monte, je ne sais quel obstacle à claire-voie ! Il voit monter le flot, et il s'imagine que la société sera sauvée parce qu'il aura combiné, pour la défendre, les hypocrisies sociales avec les résistances matérielles, et qu'il aura mis un jésuite partout où il n'y a pas un gendarme ! (Rires et applaudissements.) Quelle pitié !...
(Violentes interruptions.)
Messieurs, le parti clérical, je vous l'ai dit, nous envahit. Je le combats, et au
moment où ce parti se présente une loi à la main, c'est mon droit de législateur d'examiner cette loi et d'examiner ce parti. Vous ne m'empêcherez pas de le faire. (Très bien!) Je continue.
Oui, avec ce système-là, cette doctrine-là et cette histoire-là, que le parti clérical le sache, partout où il sera, il engendrera des révolutions; partout, pour éviter Torquemada, on se jettera dans Robespierre. (Sensation.) Voilà ce qui fait du parti, qui s'intitule catholique, un sérieux danger public. Et ceux qui, comme moi, redoutent également pour les nations le bouleversement anarchique et l’assoupissement sacerdotal, jettent le cri d'alarme. Pendant qu'il en est temps encore, qu'on y songe bien ! (Clameurs à droite.)
... Je suis de ceux qui veulent pour ce noble pays la liberté et non la compression, la croissance continue et non l'amoindrissement, la puissance et non la servitude, la grandeur et non le néant ! (Bravo à gauche.) Quoi ! Voilà les lois que vous nous apportez ! Quoi ! Vous gouvernants, vous législateurs, vous voulez vous arrêter! Vous voulez arrêter la France ! Vous voulez pétrifier la pensée humaine, étouffer le flambeau divin, matérialiser l'esprit l Mais vous ne voyez donc pas les éléments mêmes du temps où vous êtes ? Mais vous êtes donc dans votre siècle comme des étrangers ! (Profonde sensation.)
Quoi ! C’est dans ce siècle, dans ce grand siècle des nouveautés, des avènements, des découvertes, des conquêtes, que vous rêvez l'immobilité ! (Très bien !) C'est dans le siècle de l'espérance que vous proclamez le désespoir! (Bravo!) Quoi ! vous jetez à terre, comme des hommes de peine fatigués, la gloire, la pensée, l'intelligence, le progrès, l'avenir, et vous dites: C'est assez! N’allons pas plus loin; arrêtons-nous ! (Dénégations à droite.) Mais vous ne voyez donc pas que tout va, vient, se meut, s'accroît, se transforme, et se renouvelle autour de vous, au-dessus de vous, au-dessous de vous ! (Mouvement.)
Ah ! Vous voulez arrêter ! Eh bien ! Je vous le répète avec une profonde douleur, moi qui hais les catastrophes et les écroulements, je vous avertis, la mort dans l'âme (on rit à droite), vous ne voulez pas du progrès? Vous aurez les révolutions ! (Profonde agitation.) Aux hommes assez insensés pour dire : l'humanité ne marchera pas. Dieu répond par la terre qui tremble ! (Longs applaudissements à gauche. Victor Hugo, descendant de la tribune, est entouré par une foule de membres qui le félicitent. L'assemblée se sépare en proie à une vive émotion.).
Discours de Victor Hugo à la Chambre
Sur le parti clérical
Le 14 Janvier 1850