Les dépouilles des dieux
TI’I
PIERRES DE VIE ET PIERRES DE MORT
Parmi toutes les formes artistiques traditionnelles des îles de la Société, la statuaire lithique demeure la grande inconnue.
Non faute d'avoir été décrite, mais bien plutôt parce que sa signification symbolique et sa place dans les pratiques religieuses polynésiennes anciennes n'ont jamais fait l'objet d'une étude
spécifique. Pourtant ces effigies continuent d'intéresser de près les Polynésiens d'aujourd'hui, qui entretiennent avec elles une relation forte, où la crainte se mêle au respect. C'est que les «
tikis » (ti'i en tahitien) de pierre n'appartiennent pas qu'au passé : ils ne cessent de resurgir dans le présent, exhumés sous la pioche des terrassiers ou lors des fouilles des archéologues.
Mais si les ti'i sont sans nul doute les plus célèbres de toutes les productions artistiques polynésiennes, ils sont aussi les plus mal connus.
Cette méconnaissance s'explique essentiellement par le silence à peu près total des sources à leur sujet, tout particulièrement en ce qui concerne leur utilisation religieuse. Si les premiers voyageurs à découvrir les îles de la Société ne parlent pratiquement pas des statuettes en pierre, c'est qu'ils ne les ont tout simplement pas vues. Ni dans les villages, ni sur les sites religieux (à deux ou trois exceptions près, et encore ne s'agissait-il sans doute pas de ti'i anthropomorphes). Trente ans plus tard les premiers missionnaires protestants, pourtant prompts à traquer l'« idolâtrie », ne seront pas plus éloquents. S'il fallait s'en tenir aux récits des inventeurs de la Polynésie, nous n'aurions même jamais pu savoir à quoi ces objets pouvaient ressembler.
Les seules informations quelque peu consistantes à leur sujet proviennent d'Orsmond, dont les manuscrits ont été en partie, mais en partie seulement, reproduits par sa petite fille Teuira Henry. Les ti'i (en bois ou en pierre, cf. photos 1 à 4 et 23) y sont décrits comme des objets utilisés en sorcellerie, effigies de « démons » ou de « mauvais esprits » aux pouvoirs maléfiques (Henry 1968 : 211-221). Ces informations ont été recueillies par Orsmond entre 1823 et 1840 de la bouche des ex-grands prêtres Anani Mo'o et Tamera, récemment convertis au protestantisme. Leur relation ne fait aucune place aux usages proprement religieux des ti'i, et les rabat dans le seul champ des pratiques privées, et négatives. En ce sens, les propos de ces « païens » repentis sont trop conformes au discours missionnaire standard de l'époque sur le culte satanique des « faux dieux » pour ne pas être tenus pour suspects. Le problème est que ces documents sont à peu près les seuls à faire cas des ti'i en général, et des ti'i en pierre qui nous intéressent ici. Les sources ultérieures reprennent à l'unisson l'association entre ti'i et sorcellerie, sans réellement apporter de précisions nouvelles. Il ne faut guère s'en étonner : Ellis et Moerenhout ont largement puisé dans les manuscrits d'Orsmond pour l'élaboration de leurs propres travaux sur la société polynésienne.
Il semble bien pourtant que les ti'i n'aient été exclusivement associés à la négativité et aux « esprits malins » qu'à partir de la conversion des Polynésiens au christianisme. Effigies des dieux ou des ancêtres, les pouvoirs qui leur étaient attribués avant le contact semblent s'être davantage déployés dans l'ordre de la reproduction et de la fertilité que dans celui de la destruction et de la sorcellerie.
Extrait de « Les dépouilles des dieux – Essais sur la religion tahitienne à l’époque de la découverte »
Alain BABADZAN enseigne l'anthropologie à l'université
Paul Valéry de Montpellier. Il est membre du Laboratoire d'ethnologie et de sociologie comparative de l'université de Paris X-Nanterre (UMR 116 du CNRS). Il a traité dans un précédent ouvrage
(Naissance d'une tradition. Editions de l'ORSTOM, 1982) des formes syncrétiques prises par les représentations religieuses polynésiennes après la conversion au
christianisme.
Alain Babadzan, à droite