PAUL GAUGUIN (7)
Le précédent article sur Gauguin m'a remis en mémoire un autre extrait de Noa Noa que j'aime beaucoup. Voilà la réédition de ce texte que j'avais publié le 18 septembre 2010.
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Extrait de NOA NOA :
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Je commençais à travailler, notes, croquis de toutes sortes. Tout m'aveuglait, m'éblouissait dans le paysage. Venant de l'Europe j'étais toujours incertain d'une couleur : cherchant midi à quatorze heures cela était cependant si simple de mettre naturellement sur ma toile un rouge et un bleu. Dans les ruisseaux des formes en or m'enchantaient. Pourquoi hésitais-je à faire couler sur ma toile tout cet or et toute cette réjouissance de soleil? Probablement de vieilles habitudes d'Europe, toute cette timidité d'expression de nos races abâtardies.
Pour bien m'initier à ce caractère d'un visage tahitien, à tout ce charme d'un sourire maori, je désirais depuis longtemps faire un portrait d'une voisine de vraie race tahitienne. Je le lui demandai un jour qu'elle s'était enhardie à venir regarder dans ma case des images, photographies de tableaux.
Elle regardait spécialement avec intérêt la photographie de l'Olympia de Manet. Avec le peu de mots que j'avais appris dans la langue (depuis deux mois je ne parlais pas un mot de français) je l'interrogeais. Elle me dit que cette Olympia était bien belle : je souris à cette réflexion et j'en fus ému. Elle avait le sens du beau (École des Beaux-Arts qui trouve cela horrible). Elle ajouta tout d'un coup, rompant le silence qui préside à une pensée :
- C'est ta femme?
- Oui.
Je fis ce mensonge. Moi! Le tané de l'Olympia!
Pendant qu'elle examinait avec beaucoup d'intérêt quelques tableaux religieux, des primitifs italiens, j'essayai d'esquisser quelques-uns de ses traits, ce sourire surtout si énigmatique.
Je lui demandai à faire son portrait. Elle fit une moue désagréable.
- Aita ("non"), dit-elle d'un ton presque courroucé et elle se sauva.
De ce refus je fus bien attristé.
Une heure après elle revint dans une belle robe. Était-ce une lutte intérieure, ou le caprice (caractère très maori) ou bien encore un mouvement de coquetterie qui ne veut se livrer qu'après résistance?
Caprice, désir du fruit défendu. Elle sentait bon, elle était parée. J'eus conscience que dans mon examen de peintre il y avait comme une demande tacite de se livrer, se livrer pour toujours sans pouvoir se reprendre, une fouille perspicace de ce qui était au-dedans. Peu jolie en somme comme règle européenne : belle pourtant. Tous ses traits avaient une harmonie raphaélique dans la rencontre des courbes, la bouche modelée par un sculpteur parlant toutes les langues du langage et du baiser, de la joie et de la souffrance ; cette mélancolie de l'amertume mêlée au plaisir, de la passivité résidant dans la domination. Toute une peur de l'inconnu.
Et je travaillai hâtivement : je me doutais que cette volonté n'était pas fixe. Portrait de femme : Vahiné no te tiare. Je travaillai vite avec passion.
Ce fut un portrait ressemblant à ce que mes yeux voilés par mon cœur ont aperçu. Je crois surtout qu'il fut ressemblant à l'intérieur. Ce feu robuste d'une force contenue. Elle avait une fleur à l'oreille qui écoutait son parfum. Et son front dans sa majesté, par des lignes surélevées rappelait cette phrase de Poe : "II n'y a pas de beauté parfaite sans une certaine singularité dans les proportions."
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Ce Gauguin, quel talent, quel homme ! J’aurais aimé le connaître, n’en déplaise aux pseudos intellectuels qui lui vomissent dessus…
Quand j'ai lu à ma chère vahine le passage suivant "... Je lui demandai à faire son portrait. Elle fit une moue désagréable.
- Aita ("non"), dit-elle d'un ton presque courroucé et elle se sauva....
Une heure aprés elle revint dans une belle robe..."
celle-ci a bien rigolé et m'a dit "mais c'est t'à fait mau ("vrai")".