VOYAGES DU CAPITAINE COOK
Forces navales de Taïti. — Costumes et pirogues de guerre
Je saisis l'occasion, en entrant sur ma chaloupe, d'examiner la flotte de Taïti. Les bâtiments de guerre consistaient
en cent soixante grosses doubles pirogues de quarante à cinquante pieds de long, toutes bien équipées et bien approvisionnées. Les chefs, et tous ceux qui occupaient la plate-forme de combat,
étaient revêtus de leurs habits militaires, c'est-a-dire, d'une grande quantité d'étoffes de diverses couleurs, et de cuirasses d'osier couvertes de dents de goulus et de plumes. Ils étaient
coiffés de casques, ou lourds bonnets cylindriques, qui avaient cinq pieds de haut, et devaient être fort embarrassants : leur accoutrement paraissait mal imaginé pour un jour de bataille, et
plus convenable à la représentation qu'au service. Les principaux officiers se distinguaient par de longues queues rondes, composées de plumes vertes et jaunes, qui leur tombaient sur le dos, et
nous rappelaient celles des bâchas; j'avais remarqué que l'amiral en portait cinq, au bout desquelles flottaient des cordons de bourre de cocos, entremêlés de plumes rouges.
Il n'avait point de casque, mais un turban qui seyait très-bien à sa figure noble et imposante : c'était un homme de
soixante ans, mais robuste et d'une haute stature.
Des pavillons, des banderoles, etc. décoraient les pirogues, et formaient un spectacle majestueux, que nous ne nous attendions pas à trouver dans ces parages. Cette marine avait pour armes des massues, des piques et des pierres. Les bâtiments étaient rangés les uns près des autres, la proue tournée vers la côte : celui de l'amiral occupait le centre.
Entre les bâtiments de guerre, il y avait cent soixante-dix doubles pirogues plus petites, qui toutes portaient un petit pavillon, et de plus un mât et une voile, qui manquaient aux pirogues de guerre. Ces petits bâtiments nous parurent destinés au transport des vivres et des munitions. J'observai que sur ces trois cent trente bâtiments, il se trouvait au moins sept mille sept cent soixante hommes : nombre qui paraît d'autant plus incroyable, qu'on nous dit qu'ils appartenaient aux seuls districts d'Àttahourou et d'Ahopatéa. Ce calcul suppose quarante hommes dans chaque grande pirogue, et huit dans chaque petite. Quelques-uns de nos messieurs portèrent plus haut le nombre de tous ces guerriers, et ils pourraient avoir mieux jugé. Tupia nous avait dit que toute l'île ne levait que six ou sept mille hommes, mais il ne parlait sans doute que de la milice sur pied, et non de toutes les forces que l'ile pouvait réunir au besoin.
Quelques-unes des petites pirogues étaient remplies de feuilles de bananes; nous apprîmes qu'elles étaient destinées à recevoir les morts: ces bâtiments étaient appelés evaa no t'Eatua, pirogues de la Divinité. A la vue de tant de travaux considérables, exécutés dans l'espace de huit mois , nous ne pouvions revenir de notre surprise, en songeant que ces Indiens n'avaient d'autres outils qu'une hache de pierre, un ciseau, un morceau de corail et une peau de raie. Nos haches leur avaient sans doute été d'un g rand secours.
Après avoir bien examiné cette marine imposante, je désirais beaucoup revoir l'amiral, afin d'aller avec lui à bord des pirogues de guerre. Je demandai inutilement de ses nouvelles. Je descendis même a terre pour m'en informer ; mais la foule était si nombreuse et si bruyante, que personne ne m'entendait : enfin Tée arriva, et me dit a l'oreille qu'O-Too était parti pour Matavaï. Il me conseilla de m'en retourner, et d'aller débarquer dans un autre endroit. Je suivis son conseil, qui excita, dans notre esprit, différentes conjectures. Nous en conclûmes que Towha était un chef puissant et révolté contre son souverain ; nous n'imaginions pas qu'O-Too pût avoir d'autre raison de quitter O-Parée.
Arrivés a Matavaï, nous apprîmes de nos amis que la flotte faisait partie d'un armement destiné contre l'île d'Eiméo, dont le chef avait secoué le joug de Taïti, et s'était déclaré indépendant. Ou nous dit encore qu'O-Too n'était pas à Matavaï, et qu'il n'y était même point venu; de sorte que nous ne savions à quels motifs attribuer sa fuite. Nous crûmes devoir retourner l'après-midi à O-Parée: nous l'y trouvâmes alors, et nous apprîmes qu'il avait évité de me voir, le matin, parce que quelques-uns de ses sujets ayant volé plusieurs de mes vêtements qu'on lavait a terre, il craignait que je n'exigeasse qu'ils me fussent restitués. Il me demanda, à diverses reprises, si je n'étais pas fâché : je l'assurai que non ; j'ajoutai même que les voleurs pouvaient garder mes effets, et il parut satisfait. Le même sujet alarmait également Towba. Il crut que le mécontentement m'empêchait d'aller à son bord, et que je n'aimais pas voir dans mon voisinage tant de forces, dont j'ignorais la destination. Ainsi un malentendu me fit perdre l'occasion d'examiner mieux les forces navales de cette île, et de connaître leur manière de manœuvrer. O-Too nous conduisît à ses habitations à travers une campagne délicieuse. Nous passâmes plusieurs heures fort agréables avec le prince. La société était composée de ses parents et des principaux personnages de sa suite : les femmes surtout riaient et causaient avec une grande gaîté; elles jouaient souvent sur les mots; leurs saillies nous divertissaient beaucoup.
à suivre...