LE PREMIER BEACHCOMBER* (2)
TE TA’ATA PANIORA (L’ESPAGNOL) : AVIS DE RECHERCHE (suite)
(Alain BLE)
Boenechea décède le 26 janvier 1775 et est enterré à Tautira. Le lendemain la frégate repart vers le Pérou sous le commandement du second Gayangos, avec deux passagers tahitiens volontaires. La tombe du capitaine, profanée par les Tahitiens, pose une interrogation sur celles des exécutés car il parait impossible que leurs corps furent immergés ou enterrés dans une fosse commune sans avoir été observés par des Tahitiens très curieux...
Les missionnaires et Maximo entreprennent alors l'évangélisation, mais sans trop de succès. Maximo, se déplaçant beaucoup dans la presqu'île et visitant les chefferies, a sans doute approché, sans le reconnaître, l'évadé. Or, celui-ci, comment se comporta-t-il ? Resta-t-il retranché du côté de Aiarua, du Pari, de Teahupoo, incognito ? L’arii Vehiatua II meurt le 6 août 1775 et son frère Vehiatua III, âgé de 8 ans, le remplace. Quel rapport de succession, de droit, d'identité va avoir l'évadé pour le nouvel arii ? La frégate Aguila revient à Tautira le 3 novembre 1775. Elle récupère toute la délégation espagnole restée pour l'évangélisation et il débarque les deux Tahitiens, bien contents de retrouver leur pays. Elle repart quelques jours plus tard. Ce sera la dernière mission des Espagnols à Tahiti.
La presqu'île de Taiarapu vivra une période calme, tant du côté des navigateurs que des guerres grâce à une coalition entre Vehiatua, Pomare (Tu) plus une promesse de paix faite aux Espagnols, lesquels menacent de revenir... Deux années passent et revoilà Cook qui ancre à Tautira le 12 août 1777 lors de son troisième et dernier voyage à Tahiti. Il visite avec Vehiatua le lieu de la mission des Espagnols, mais n'effectue point de recherche de l'évadé, cette fois-ci ! Il repart vers la baie de Matavai et le 30 septembre 1777 poursuit son périple à travers le Pacifique. De nouveau, c'est le calme à Tahiti iti, l'évadé est maintenant complètement assimilé à la vie tahitienne et doit porter une certaine notoriété. S'est-il entretenu avec les Tahitiens de retour du Pérou, leur a-t-il parlé de son pays, dont il a peut-être la nostalgie ?
Une succession de visites de navigateurs se produit devant Tautira, le Pari et dans la presqu'île à partir de 1788. D'abord le Lady Penrhyn (capitaine Sever), puis le Bounty (capitaine Bligh), le Mercury (capitaine Cox), puis de nouveau le Bounty sous le commandement mutin de Fletcher Christian. La presqu'île est alors habitée par des Européens introduits par Tu Pomare : Péter Brown (suédois) et Churchill (mutin du Bounty) lequel sera même nommé successeur de Vehiatua III à sa mort en mars 1790. Mais il sera vite assassiné par Thompson, un autre mutin, et sera finalement remplacé par Vehiatua IV, âgé de 4 ans. Là aussi, notre rescapé espagnol a été témoin de tous ces événements, mais rien n'a filtré des possibles rencontres ou trahisons, d'autant que le second-maître J. Morisson du Bounty avait matière à raconter ce genre d'anecdote dans ses carnets.
En admettant que l'Espagnol ait été âgé de 25 ans lors de son arrivée en 1772, cela lui ferait 43 ans en 1790. A-t-il eu des descendants ? Si oui, quels noms portent-ils ? Pourquoi lui, qui ne devait pas être illettré, ou sa progéniture, n'ont-ils pas écrit des mémoires, laissé de traces, transmis leur histoire, ne serait-ce qu'oralement ?
Au fur et mesure que le temps passe, que les arii se succèdent, au fil des guerres, des métissages et des épidémies, les témoignages, les preuves, s'évanouissent... La visite à l'état civil de Teahupoo, qui ne débute qu'en 1866, ne donne aucun nom de consonance espagnole.
Or le hasard, la coïncidence ou la prémonition ont fait que la vallée de Aiarua, devant laquelle Boenechea ancra ses navires, appartient maintenant à une personne au nom espagnol : Enrique "Quito" Ariimate Braun Ortega...
La boucle des destins aurait-elle été bouclée ?
Alain BLE
*beachcomber, mot anglais : "batteur de grève". Les beachcombers étaient parfois des naufragés, le plus souvent des bagnards échappés ou des déserteurs de baleiniers. Adoptés par un chef, mariés à une insulaire, ils devaient rendre des services : interprètes auprès des équipages de passage, mercenaires lors des guerres internes.