LE SERVICE MILITAIRE (3)

Publié le par N.L. Taram

Notre petite équipe est installée au fond du camp, après le chantier, en bordure de la rivière Pu'o'oro (voir le plan dans l'épisode précédent). Elle comprend, outre le lieutenant Nerrand, chef de chantier, Émile, dessinateur, Georges, menuisier et magasinier, José, ordonnance du lieutenant et moi-même, régulateur de chantier.

 

 

Lenglet1

(Photo Émile Lenglet)

 

V - Routines et premier constat

 

En dehors de notre travail et nos sorties nocturnes à Papeete, nous nous organisons dans notre petit quartier loin du camp militaire. La rivière est très claire et propre ; derrière chez nous, il y a deux bordures en béton et nous allons baptiser cet endroit "la piscine". Des gosses viennent se baigner et je suis témoin d'un gosse qui plonge sous l'eau et ressort avec deux chevrettes dans les mains qu'il mange aussitôt crues. Cela me rappelle la pêche aux écrevisses dans la Vis (cirque de Navacelles) ou  à Salles-Curan (Aveyron). Nous confectionnons aussitôt, une nasse qui sera posée en permanence et nous ravitaillera en délicieux crustacés (1). Le Lt Nerrand organisera, dans l'un des  hangars construits (HV9) une salle de distractions diverses pour ceux qui n'ont pas les moyens financiers pour sortir tous les soirs. 

 

Port Papeete63

 

Tout se passe bien, que puis-je bien écrire à ma mère ?

 

"Papeete, le 14 septembre 1963

 

Chère maman,

..... Les légionnaires sont très sympathiques ; du 1 au 15, ils dépensent tout et ensuite ils essayent d'emprunter ou ne sortent plus (2). Avec les sous-officiers, les rapports sont un peu plus difficiles, mais ça viendra... Ces temps-ci, je me fais soigner les dents, j'ai un dentiste civil à Papeete (Lisys Lavigne) au frais de l'armée. Il a été obligé de m'arracher une dent cassée...

 

Lenglet3 (2)Le samedi et le dimanche, nous allons manger au restaurant. Il y a peu de cuisine tahitienne (à part le poisson cru) ; on va manger dans les restaurants chinois qui sont très nombreux. La cuisine chinoise est très bonne et nous sommes devenus des spécialistes de la baguette (j'ai remarqué que les chinois mangent avec la fourchette)... Ici, la mer est excellente, elle est très chaude et on nage avec une facilité étonnante..."

 (Photo Émile Lenglet)

 

"Papeete, le 21 septembre 1963

 

Chère maman,

....... Depuis quelques temps, j'ai aménagé une chambre à l'intérieur du magasin (toujours toile de tente) avec des cloisons en isorel. J'ai fabriqué quelques meubles et j'ai peint les murs en vert-bleu très clair. J'ai fait aussi un plancher. Je me trouve à 200/300 mètres du camp et près d'un chemin qui donne directement sur la route, ce qui fait que je suis tranquille, personne ne vient mettre le nez chez moi. A quelques mètres coule une rivière et je me trouve juste à l'endroit que nous avons aménagé pour pouvoir s'y baigner... Ce soir, j'ai fait frire toute ma pêche, une vingtaine de chevrettes de 10 cm de long, selon une recette chinoise. J'ai gardé les têtes pour amorcer à l'anguille (elles font 50 cm à 1 m de long et de la grosseur d'une bouteille d'un litre). Il faut un hameçon gros comme le pouce et un câble en acier. C'est surtout mon ami, le légionnaire Happel (le barbu sur la première photo en début d'article, que j'ai revu de nombreuses années plus tard à Arue et toujours à la pêche) qui pêche les anguilles et les cuisine...

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Copine3 63

En ce moment je sors moins et me repose, mais ce soir je vais sortir car une vahine m'a écrit deux fois cette semaine (là je dois mentir ?), elle se désespère de ne plus me voir, heureusement qu'ici les désespoirs sont de courtes durées..."

 

"Papeete, le 2 octobre 1963

 

Chère maman,

 ..... Les tahitiens se plaignent de la sécheresse quoique les rivières sont toujours alimentées car il pleut sur les sommets. Depuis que je suis arrivé, je n'ai vu que trois légères averses... J'ai touché ma paye de septembre, toujours pareil : 18.700 francs pacifique (soit environ 110.000 francs français). Ce mois-ci, nous n'avons pas payé la nourriture, à croire que mon rapport du mois dernier a porté ses fruits (même à l'armée, je revendiquais ! ). La semaine dernière nous avons touché les bérets verts (béret des paras de la légion), certains étaient mécontents, mais il vaut mieux porter le béret vert car ça nous distingue de la coloniale (béret bleu marine) et de la légion (képi blanc). Ils ne sont pas très aimés des civils, par contre nous, le génie, on a la côte... J'arrête car je suis dévoré par les moustiques, heureusement que j'ai une moustiquaire. C'est assez rare qu'il y ait des moustiques, c'est surement le temps qui veut ça..."

 

Enveloppe 18 09 1963

 

 

"Papeete, le 11 octobre 1963

 

Chère maman,

.... Avant-hier, nous sommes passés officiellement 5ème Régiment Mixte du Pacifique, ancien 5ème Régiment Étranger d'Infanterie dont on hérite des traditions... A propos du typhon, n'oublies pas que Tahiti est dans l'océan Pacifique et Haïti dans l'océan Atlantique, c'est à dire 10 à 15.000 km de différence... Ici, la vie est identique à la France quoique plus simplifiée. C'est même décevant de voir un si beau pays gâché par notre civilisation. C'est là qu'on se rend compte que notre fameuse civilisation est faite de beaucoup de pourritures. Passons... (j'avais complètement oublié avoir écrit cela !)." 

 

5°RMP ARUE7

  (Photo revue "Képi blanc")

 

J'arrête pour aujourd'hui sur ces deux dernières phrases qui me laissent rêveur.

 

Pourquoi deux mois et demi après mon arrivée, alors que je n'ai fait que quelques tours de l'île, des soirées à Papeete (restaurants, dancings) et, finalement, peu de connaissances d'autochtones, j'ai écrit ces phrases sur "notre" civilisation ?

Je n'avais pas encore trouvé l'amour, ni même trouvé la "clef" pour monter au 7ème ciel  , je n'ai pas encore rencontré Gauguin "Un petit enfant m'examinait puis se sauvait craintif lorsque mes yeux avaient rencontré les siens. Ces êtres noirs, ces dents de cannibale, amenaient sur ma bouche le mot de sauvages. Pour eux aussi j'étais le sauvage. Avec raison peut-être…".

 

Suis-je déjà "océanisé"? Pourtant je termine ma lettre en écrivant : "Tu ne m'en voudras pas de ne pas tout te raconter mais j'en garde pour mon retour... "

 

C'était peut-être les effets dont parle Somerset Maugham dans « L'Archipel aux Sirènes » : « Ce ne sont pas des nouvelles mais une étude des effets produits par le climat des îles du Pacifique sur les Blancs ».

 

(1) Chevrette : grosse crevette d'eau douce que l'on trouve dans les rivières et à leur embouchure. C'est un crustacé à dix pattes du genre Macrobrachium.

(2) Dois-je raconter en détails, la première prison ? un enclos d'une vingtaine de mètres carrés, à ciel ouvert et limité par deux fils de fer barbelés. Les taxis, bien occupés , viennent le soir se ranger près de l'entrée, les charmantes passagères peuvent retrouver pendant un instant leurs copains consignés. Et j'en ai beaucoup d'autres d'anecdotes dans ce genre...

 

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Lenglet8 

 

 

L'ambiance du début devient routine, le chantier avance rapidement mais ce n'est pas mon principal souci. La saison des pluies commence, venant de la région sud-Méditerranée, je ne suis pas habitué à ces journées de pluies incessantes qui limitent mes balades en scooter.

 

 (Photo Émile Lenglet)

 

 

 

VI - Il pleuvait sans cesse sur... Tahiti

 

"Papeete, le 14 octobre 1963

 

Chère maman,

.... Par la faute des conserves américaines... à ce propos, le manque de vitamines se fait sentir chez nous. J'ai les gencives qui saignent, le toubib m'a donné des vitamines et j'irai dorénavant manger des légumes tous les soirs dans mon petit restaurant à Papeete (à côté du cinéma Rex)..."

 

 

Cantine 5 RMP

 

"Papeete, le 28 octobre 1963

 

Chère maman,

..... Depuis vendredi, il pleut continuellement.... Je commence à en avoir assez des conserves et du vin infect qu'ils nous servent au camp. L'armée arrive à nous dégouter de tout, même du Paradis... Je n'ai encore  écris à personne d'autre, je ferai cette corvée si je me trouve un jour sur une île déserte... (J'y tiens à mon île déserte !!). Encore 193 jours d'armée."

 

 

Patrouille 5 RMP

"Papeete, le 4 novembre 1963

 

Chère maman,

... Je voulais t'écrire hier soir, mais j'étais de patrouille de sécurité (la 1ère fois depuis que je suis ici). Patrouille calme avec un gendarme et un policier indigène ; il y a eu seulement une bagarre entre marins japonais et tahitiens ; Nous nous sommes contentés de ramener les marins au bateau et les blessés à l'hôpital.  Ne te fais pas de souci, c'est rien de grave, juste des petits incidents qui arrivent quotidiennement  à Papeete... Question peinture, j'avais trouvé des sujets de personnages très intéressants, mais l'individu dont je parlais plus haut, a pris mes modèles pour des gribouillages et les a jetés... J'ai trouvé ici quelques bons livres de psychanalyse et j'ai repris cette étude qui m'avait déjà passionnée avant mon départ (tiens donc ? je découvre des choses oubliées)."

 

"Papeete, le 19 novembre 1963

 

Chère maman,

..... Tout d'abord une nouvelle : je m'embarque le 12 décembre pour l'île de "MURUORA" avec ma section. Mururoa se trouve à 1.500 km à l'est de Tahiti, au nord de l'archipel des Gambier. C'est un atoll inhabité, couvert de cocotiers, il y a déjà une centaine de militaires installés qui ont construit des baraques.

D'après certains bruits, nous partirions pour "HAO" : un atoll plus grand et habité par des pêcheurs à 500 km au nord de Mururoa dans l'archipel des Tuamotu... 

 

Arue64Ici, toujours pareil : il pleut tous les jours, on est dans la boue jusqu'au chevilles. C'est une question d'habitude, maintenant pieds nus ou en "nu-pieds"  toute la journée et le soir je me lave les pieds.

Chaque fois que j'ai l'occasion, je m'éloigne de la ville car il commence à y avoir un peu trop de militaire. Je suis content de partir car je pourrai faire des économies et me reposer. Je pourrai enfin connaître vraiment le Pacifique car Tahiti, c'est un morceau de la France : la civilisation et, surtout, la religion (toc !) y ont fait beaucoup de mal... Je te signale que tous les renseignements que je te donne, sont sensés être secret aussi je te demanderai de ne pas en parler dans tes lettres..."

 

"Papeete, le 26 novembre 1963

 

Chère maman,

..... Ici, rien de nouveau, la pluie a cessée et il fait chaud : 35° à l'ombre... Notre départ est prévu le 12 décembre pour Mururoa. Cette île est constituée par des récifs de corail. Son point le plus haut est environ 15 mètres, elle fait 130 mètres de large et 70 km de long, elle forme un cercle coupé par une passe. On peut se baigner à l'intérieur du lagon. Elle est couverte de cocotiers. On attrape des langoustes à la main. Un copain qui a passé trois mois là-bas et qui vient de rentrer il y a quelques jours, souhaite repartir. On y mange très bien et le climat est favorable.

Il y a déjà deux camps de techniciens et ingénieurs civils et un camp militaire. Une fois sur l'île, je ne pourrai pas te donner des renseignements car le courrier sera surveillé..."

 

 

Moruroa lettre 1963

 

"Papeete, le 16 décembre 1963

 

Chère maman,

Je t'écris un petit mot car demain matin je m'embarque (théoriquement) pour l'atoll... Depuis quelques jours nous préparons Noël (musique, crèche, cadeaux, chœurs, pièces...). Je suis chargé de la musique et de monter un sketch. Pour la musique, ça va, j'ai l'électrophone, les disques et un petit magnétophone qui m'a permis d'enregistrer de la musique tahitienne. Pour le sketch, je me suis inspiré de "Spirou" (le journal que je lisais avant de partir)... la journée, il fait beau et chaud et, sur le soir, il fait quelques averses. J'ai déjà pris quelques douches, heureusement on est aussi vite sec. D'ailleurs dés qu'il pleut, je me mets en maillot de bain et je mets mes affaires dans un sac nylon, même en vespa, méthode tahitienne..."

 

Moruroa 63

(Si vous êtes l'auteur de cette photo, veuillez me contacter)

 

Je viens de m'apercevoir que je ne dis pas un mot à ma mère sur mon défilé du 11 novembre 1963, avenue Bruat (baptisée depuis quelques années avenue Pouvana a Oopa). Les trois ou quatre sections de légionnaire défilent en tête de notre compagnie, précédés par le drapeau du régiment, les sapeurs-légions barbus avec leur hache et leur tablier de cuir, ensuite la musique de la légion, la section du génie vient en fin. C'est un fait que les légionnaires défilent dans un meilleur ordre que nous ; de plus c'est au pas "légion" qui est plus lent que le pas habituel. Par contre le commandant de la compagnie qui défile, commet une petite erreur quand nous arrivons au bas de l'avenue, au lieu de nous faire tourner en demi-cercle ("deux fois à droite... droite !"), il nous fait faire un "compagnie... halte !", ensuite un "demi-tour... droite !", enfin un "en avant... marche !" (je viens de retrouver ces termes de commandement grâce à Wikipedia).  Résultat : c'est nous qui sommes devant avec d'abord les plus petits et les grands après, les légionnaires et la musique derrière et en queue le drapeau et le capitaine. La remontée de l'avenue sera assez folklorique...

 

11 11 63

 

 Voilà une page qui est tournée, cinq mois passés à Tahiti. La suite sera différente... car je ne compte plus les jours pour rentrer en France. Je ne saurais dire si j'envisage déjà de rester en Polynésie, c'est la période mai/juin 1964 qui sera décisive...

 

La suite de ma "saga" se passe à Moruroa pendant trois mois. Le texte est déjà écrit depuis longtemps et figure dans les "Pages Histoire", colonne de droite du blog, sous le titre "La ballade du soldat". Je me contenterai donc de publier les liens et quelques photos inédites envoyés par des copains que j'ai retrouvés récemment.

 

à suivre...   LE_SERVICE_MILITAIRE_4

Publié dans Histoire

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